Au téléphone, c’est une voix fluette qui nous répond. Sans même savoir qui est à l’autre bout du fil, c’est un "allô bébé" qui nous répond. Nous comprenons automatiquement que c’est un numéro professionnel que nous venons de composer, un numéro réservé uniquement pour les clients de Vivi (nous l’appellerons ainsi pour préserver son identité). Les formalités habituelles de salutation passées, c’est elle-même qui va droit au but. "Tu as envie de t’amuser ?", demande-t-elle. Sans même nous laisser répondre, elle enchaîne : "la passe c’est 25 000 FCFA. Sans stress. On prend notre temps pour que tu sois bien". Un peu désabusé par tant d’audace, nous nous ressaisissons pour lui demander où nous pouvons la rejoindre. Après quelques indications, nous voici à bord d’un taxi.
Comment avons-nous eu le contact téléphonique de Vivi ? Juste au détour d’une causerie banale. En revenant d’un voyage, des amis nous informent qu’il y a un site internet qui est très prisé en ce moment parce qu’il a une rubrique où de jeunes filles et des dames proposent leurs services aux hommes. Quels services ? "Le plaisir sexuel", nous répondent-ils. Notre curiosité aiguisée, nous retenons le nom du site en question et une fois à Abidjan, nous y jetons un coup d’œil. Sauf qu’on n’y parle ni de prostitution, ni de bizi (autre dénomination de la prostitution en Côte d’Ivoire). Ici, on maquille. On parle plutôt de "rencontres occasionnelles". De jeunes filles, des dames matures sont en quête d’hommes pour des moments d’intimité contre espèces sonnantes et trébuchantes. On y retrouve aussi des couples en quête de sensations fortes qui recherchent d'autres couples ou des personnes échangistes et partantes pour des partouses. Mais cette catégorie n’est pas la plus recherchée.
Un business pratiqué dans le luxe
Pour en revenir à Vivi, nous n’avons aucune difficulté à retrouver notre chemin. C’est le week-end. Il y a moins d’embouteillage. 20 minutes plus tard, c’est devant un très bel immeuble que nous nous retrouvons. Connaissant bien le quartier, on imagine aisément que les loyers ne sont pas à la portée de tous. Tout le bâtiment est carrelé. Les escaliers sont bien entretenus. Au premier étage, des enfants, pas plus de 10 ans, s’amusent à se faire la guerre avec des pistolets factices. Nous les observons avec beaucoup de nostalgie. Gamin, nous affectionnions ce genre de jeux. Seulement, à notre époque, nos idoles étaient tirées des Westerns. Aujourd’hui, où très peu d’enfants connaissent des films inspirés du Far-West américain, nous nous demandons qui sont désormais leurs idoles.
Au deuxième étage, nous sommes sorties de nos rêveries par la belle jeune dame qui nous avait fait signe 2 minutes auparavant. De plus près, elle est encore plus belle. Un teint bronzé, une forte poitrine, des hanches à faire pâlir un moine. Le sourire de Vivi, à qui nous donnons maximum 22 ans, est tout simplement magnifique. Elle nous invite à entrer. Dès l’entrée de ce qui lui serre de "lieu de travail", le luxe se sent. Au fur et à mesure que nous avançons, nous constatons que tout est bien rangé, tout est propre. Les couleurs sont bien choisies.
Vivi nous installe et nous propose quelque chose à boire. Nous nous contentons d’un verre d’eau. Aussitôt, elle met le pied dans le plat. "On fait comment ? On y va directement ou bien tu préfères un bon massage avec tout ce que cela comporte ?", nous demande-t-elle. En réalité, nous ne sommes pas là pour ça. Nous sommes venus travailler. Mais comment le lui faire comprendre sans qu’elle ne se braque ? La réponse viendra d’elle. "Il y en a qui veulent qu’on échange d’abord. Tu préfères ça ?", nous demande-t-elle. Nous répondons par l’affirmative. Occasion pour nous de lui poser des questions sans décliner notre identité. Il faut y aller prudemment. "Mais tu es jolie. Avec une aussi belle maison qui montre que tu as un peu de moyens, tout homme rêverait de te mettre dans son foyer", l’interrogeons-nous. Un sourire en coin, Vivi se lève et se débarrasse de son survêtement, laissant transparaître une belle poitrine sous un décolleté. Elle se rassoit avant de répondre : "Je suis peut-être jolie. Mais la beauté ne suffit pas à Abidjan. Il faut s’entretenir, ne pas compter sur un homme. Toujours tendre la main finit par faire fuir les hommes. Alors on se débrouille". Elle s’empresse d’ajouter : "la maison ne m’appartient pas à moi toute seule. D’ailleurs, je n’habite pas ici. C’est une résidence que nous louons à trois pour le travail. Chacune a son jour. Maintenant, le jour de ta camarade, si tu as une commande, tu dois t’entendre avec elle. Mais retiens qu’elle est prioritaire. On a un jour dans la semaine pour l’entretien". Quelle organisation ! Comment quitter l’endroit sans payer les 25 000 FCFA exigés par Vivi ? Une chose nous saute aux yeux. Ce n’est pas elle qui était sur les photos que nous avions vu sur le site internet en question. Nous saisissons l’occasion. "Mais ce n’est pas toi sur la photo que j’ai vue. La fille, là-bas, était plus mince", lui demandons-nous. Son visage se renfrogne et elle réplique : "C’est le marketing. Il faut mettre en photo de profil ce qui attire plus les hommes. Ou bien ce que tu vois actuellement ne te plaît pas ?". Je lui réponds que si, mais que je préfère les femmes minces. Sa réponse : "Dommage pour toi. Je fais le même boulot que les skinny (femmes minces). Peut-être même mieux qu’elles. Mais tu sais, je ne suis pas en quête de clients. Il y en a tellement. Si tu veux absolument une skinny, on laisse tomber". Nous lui faisons comprendre que nous préférons laisser tomber en lui laissant un petit billet dans la main pour nous faire pardonner pour le temps perdu. Avec un sourire et toujours aussi courtoise, elle nous raccompagne à la porte.
Au bas du bâtiment, nous jetons un coup d’œil au balcon de Vivi. Elle n’y est pas. Certainement occupée à se trouver un autre client.
Non loin de là, nous trouvons un endroit tranquille. Retour sur le site internet. Les pseudos des jeunes filles sont aussi vulgaires que grossiers. Les photographies montrent des filles, parfois nues ou à moitié nues. Les annonces ne laissent aucun doute sur ce qu’elles recherchent. Des messages crus, d’invitations aux sexes. Tantôt, elles se déplacent tantôt elles reçoivent les clients ou sont disponibles pour les deux. Certaines affichent leurs prix d’autre non. Nous optons pour l’une de cette dernière catégorie. Juste pour savoir jusqu’à combien peuvent monter leurs tarifs. Nous lançons son numéro. Au bout de deux sonneries, elle décroche. Comme Vivi, c’est son numéro professionnel. Elle lance : "Allô chéri. C’est comment ? Tu veux t’amuser un peu ?". Notre réponse est aussi directe : "Oui, mais c’est combien ?". Elle rit aux éclats avant de dire : "Tu es pressé hein. J’aime ça. Mais là, je suis en plein rendez-vous. C’est ton numéro ? Je te rappelle dans 30 minutes. Apprête-toi. On va s’entendre sur le prix". Effectivement, une demi-heure plus tard, nous recevons un coup de fil. C’est elle. Dès que nous décrochons, elle avoue : "C’est Rose. Je viens de finir avec le client. J’espère que tu n’es pas allé ailleurs". Devant notre réponse négative, elle nous fait savoir qu’elle est dans une résidence à la Riviera, non loin du carrefour Guiraud. Nous nous y rendons en prenant soin de l’appeler une fois sur place et elle nous demande de remonter par la gauche. C’est, comme chez Vivi, devant un bel immeuble que nous garons. Rose nous attend au bas de l’immeuble. Elle vit au rez-de-chaussée. Un studio bien grand, bien meublé. Les draps éparpillés sur le lit en disent long sur son rendez-vous précédent. Nous lui demandons le prix pour sa prestation. Elle répète : " tu es vraiment pressé. Ok. Toi-même, tu vois le confort. Tu seras le roi tout le temps que tu resteras ici. No stress (pas de stresse en anglais). Je te fais rapidement quelque chose à manger. 35 000 FCFA pour deux coups. A propos, qu’est-ce que tu veux boire ?". Nous déclinons l’offre de la boisson et lui demandons de réduire son tarif à 20 000 FCFA. " Non, se montre-t-elle catégorique, mais en gardant toujours le sourire, je suis une professionnelle. Je ne joue pas avec le boulot. Quand tu viens ici, tu es comme chez toi. La résidence que je loue me coute cher. Tu vois la climatisation ? C’est pour que mes clients soient à l’aise. Regarde, il y a tout ici. La liqueur, la bière, de grands vins, la sucrerie, etc. Je peux même te faire à manger. En plus, j’ai de la famille dont je m’occupe. Je ne joue pas avec le boulot. C’est vous les mêmes clients qui allez après dire à vos amis que Rosa joue les durs alors qu’on peut marchander ses prix. Regarde-moi bien. Je mérite 20 000 FCFA". Sur ces dernières paroles, le sourire avait disparu : "Le client qui vient de partir m’a donné 50 000 FCFA tellement, le boulot était propre. Décide-toi vite sinon tu t’en vas. Je rate des clients à cause de toi". Sur ces paroles, nous tentons de la calmer, mais en vain. Elle veut qu’on parte si nous n’avons pas les 35 000 FCFA. Nous nous exécutons. Devant tant de professionnalisme.
Deux jours plus tard, nous revenons à la charge. Décidé à décliner notre identité, dans l’espoir que l’une d’elles pourrait accepter d’aller plus en profondeur sur ce métier. Retour sur autre site. Sur celui-ci, il n’y a pas de grande différence avec le précédent. Sauf que, cette fois, le site, à part les rencontres occasionnelles, propose d’autres services tels que la vente de vêtements, de maisons, et bien d’autres articles en ligne. Dans tous les cas, concluons-nous, même la prostitution par le biais d’Internet est aussi une vente en ligne.
Les prix varient d’un quartier à un autre
Dans nos recherches, nous jetons notre dévolu sur une fille de la commune d’Abobo qui affiche clairement son tarif. 10 000 FCFA. Avec un tel tarif, même si nous lui proposons 5 000 FCFA juste pour un entretien, nous pensons qu’elle pourrait accepter.
Nous lui passons donc un coup de fil. Point de réponse. Il a fallu le troisième appel pour avoir une réponse. Dès qu’elle décroche, elle demande à savoir qui sait. Nous comprenons que cette dernière n’est pas aussi professionnelle que Vivi et Rose. C’est son numéro personnel qu’elle utilise pour le travail. Nous nous présentons sans pour autant préciser que nous sommes journaliste. A notre volonté de la rencontrer, elle accepte l’invitation, mais nous lui précisons que nous préférons qu’elle se déplace. "Sans faute, si c’est vous qui payez le transport", nous répond-elle. En s’empressant d’ajouter que son transport doit lui être remboursé dès qu’elle arrive. Marché conclu.
Trois heures de temps plus tard, Fatim (c’est comme ça qu’elle a dit s’appeler) nous appelle et nous dit qu’elle est au lieu de rendez-vous. Nous également. Quelques petites indications et nous voici assis à une table d’une buvette. Au bout de deux bouteilles de bière, nous en venons au sujet en nous présentant. La réaction de Fatim est immédiate. "Non ! Si je savais que c’était pour ça, je ne serai pas venue. Mes parents ne savent même pas que je gère bizi et tu veux que je parle à un journaliste ? J’ai un copain. S’il apprend ça, je suis foutue", réplique-t-elle. Face à notre insistance, Fatim menace de partir. Nous la rassurons. Mais elle n’est plus à l’aise. Elle s’énerve. Son teint très clair vire au rouge. Elle transpire et parle de plus en plus à haute voix. Nous comprenons qu’il n’y a plus rien à faire. Nous la libérons.
Elles ne mesurent pas les dangers auxquels elles s’exposent
Fatim partie, nous nous mettons à cogiter sur la panique qui l’a envahie. Son business, c’est son secret. Elle a peur qu’il soit su de ses parents, de son petit ami. Pourtant, j’aurais bien pu être un parent à elle ou une connaissance de son copain. En plus, elle est venue spontanément. Sans même savoir qui nous étions. Nous aurions bien pu être un bandit ou un tueur. Ce ne sont pas les exemples de crimes rituels qui manquent. Et le cas de Fatim est valable pour Vivi et Rose. N’est-ce pas se mettre en danger que de se retrouver seule avec un inconnu ?
Ces trois exemples de jeunes qui se prostituent dans des résidences privées montre clairement que l’avènement des technologies de l’information et de la communication a été bénéfique pour tous les domaines. Même celui des "géreuses de bizi". Elles ont adapté le plus vieux métier du monde à l’évolution technologique. Elles l’ont modernisé. Elles sont devenues plus professionnelles. Avec les risques que cela comporte. Mais, Vivi, Rose et Fatim n’en ont cure. Seul l’argent compte.
Modeste KONE