Interview/ Mévente des journaux en Côte d’Ivoire : ‘’ Il faut arrêter d'être des journalistes de cocktails ’’, Israël Guébo Yoroba (expert)





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La presse écrite ivoirienne va mal.  Le numérique qui devrait être une véritable opportunité pour faire face à cette situation, reste tout de même inexploité. Pour comprendre le mal qui ronge cette corporation, l’équipe de pressecotedivoire.ci a rencontré Israël Guébo Yoroba, journaliste, consultant et expert médias et réseaux sociaux. Il donne les raisons de la crise dans le secteur de la presse écrite tout en proposant ses solutions.

pressecotedivoire.ci : L’on assiste à une baisse drastique de la vente des journaux en Côte d’Ivoire. Les patrons de presse pointent du doigt Edipresse, la société de distribution des journaux comme étant le maillon faible de leur secteur. Selon vous, qu’est ce qui explique la mévente des journaux en Côte d’Ivoire?

Israël Guébo Yoroba : La mévente des journaux est le corollaire de plusieurs éléments.

Le premier élément, qui n’est pas le plus important, est le coût. Nous sommes aujourd’hui dans un environnement où le pouvoir d’achat n’a pas augmenté. J’ai envie de dire qu’il baisse de jour en jour, et dans ce contexte le prix des journaux augmente. Quand le citoyen hésite entre ce qu’il va manger le matin, et l'achat d’un journal, le choix est vite fait.  Mieux vaut nourrir son ventre plutôt que son intellect.

Deuxième chose. Qu’est ce qui est offert aux citoyens ? Je parle de contenu. Il faut l’avouer, il y a une baisse de performance en termes de qualité de contenu. Le lecteur va regarder la Une d’un journal, il va l’acheter, lire le contenu. Quand il sera déçu une fois, on ne l’y prendra plus. Aujourd’hui, le contenu des journaux est un cocktail de comptes rendus d’activités ministérielles, gouvernementales, d’entreprises et autres. Le lecteur n’a pas besoin de tout ça. 

Troisième chose, il y a Internet. L’information qui apparait dans le journal est déjà vue, revue, partagée , discutée, débattue sur les réseaux sociaux. Quand le journal papier sort le matin, il n’y a plus aucun intérêt à le lire. Le compte rendu qui est fait dans le journal papier, a déjà été vu sur Facebook, sur des blogs. Il y a donc une vraie concurrence entre le format papier et internet. Alors quand on met ces trois éléments ensemble, les ventes vont baisser. Ce n’est pas seulement Edipresse, d’ailleurs la question d’Edipresse, je ne la maitrise pas vraiment. Je ne voudrais pas m’y aventurer.

Pci : Quelles sont donc les solutions que vous proposez ?

IGY : Il faudra prendre point par point. Sur le coût : il faut baisser les prix des journaux et favoriser leur accessibilité au lecteur. En terme de contenu, Il faut proposer aux lecteurs de la qualité. Les journalistes doivent arrêter d’être des journalistes de cocktails et de conférences de presse. Ils doivent aller à la recherche de l'information. Ce que veulent les lecteurs, ce sont des informations de première main. Aller sur le terrain, interroger des gens, constater, toucher du doigt les vraies réalités et rapporter cela à la population. Ça, c’est le travail des journalistes.  Le métier d’un journaliste, ce n’est pas de fréquenter les cocktails et les salons. Croyez-moi, si on commence à offrir aux lecteurs des interviews, des portraits, des reportages de qualité, les lecteurs vont commencer à avoir un intérêt pour nos journaux.

L’autre axe de solution est relatif à internet. Quand une information arrive sur internet, le rôle du journaliste, ce sera d’aller beaucoup plus loin que cette information. Par exemple, il y a un drame dans une ville, tous les réseaux sociaux vont publier des photos pour dire voilà ce qui s’est passé. Le rôle du journaliste sera d’aller sur le terrain pour interroger les témoins, les victimes, la police, de faire des portraits au cas où il y a des décès. Ces informations-là, iront beaucoup plus loin que ce qu’aura donné internet. Internet est dans le spontané. Le journalisme papier est dans l’information à froid, dans l’information beaucoup plus fournie, et plus pertinente. Ce sont ces trois recettes que je propose pour revenir à une réconciliation entre les lecteurs et les journaux.

Pci : Récemment le gouvernement a décidé de réorienter l’aide publique à l’impression des journaux, les patrons de presse s’opposent vigoureusement à cette décision qui, selon eux, tuera la presse écrite. Quel commentaire cela vous inspire-il?

IGY: D’abord, il ne s’agit pas réorienter l’aide à l’impression. Le nouveau ministre de la Communication et des Médias, le ministre Sidi Tiémoko Touré a indiqué qu’il faut revenir stricto sensu au texte. Il y a deux critères qui permettent aux entreprises de bénéficier de l’offre de la subvention de l’Etat.

Premièrement? les employés des entreprises de presse sont déclarés à la Cnps. A ce niveau, il n’y pas de problème.

La deuxième condition est un critère de vente. Le texte dit que si tu imprimes 5000 journaux, il faut vendre au moins 2000 exemplaires pour bénéficier de l’aide à l’impression. La pratique par le passé est qu’il y avait une certaine tolérance au regard de la baisse drastique de la vente des journaux. La plupart des journaux vendent parfois moins de 1% de ce qu’ils impriment. Mais le nouveau ministre dit qu’il faut appliquer les textes, et c’est sur ce point que le Gepci n’est pas d’accord. Parce qu’il pense que si pour bénéficier de la subvention, on impose un quota minimum de 2000 exemplaires alors que certains ne vendent parfois que 50 ou 60, c’est qu’il y a un problème.

Mon commentaire sur ce point est qu’il faut continuer à soutenir les journaux. Je propose un assouplissement sur le critère relatif à la quantité. Soit on le baisse, soit on le supprime sur une certaine période. Par exemple on peut se dire que sur les deux prochaines années, on supprime ce critère-là. Pendant ce temps, on subventionne les entreprises de presse mais on les encourage à faire en sorte que le quota de 2000 journaux soit atteint en les accompagnants sur 3 axes. 

D’abord la formation. Il faut investir dans la formation et le renforcement de capacité des journalistes. Il faut ensuite baisser le prix des journaux. Passer de 300 Fcfa à 200Fcfa ou à 100 Fcfa, c’est acquérir une grande masse de lecteurs. Enfin, favoriser un contenu de qualité. Si on apporte de la qualité au contenu, il y a une autre grande masse qui va s’ajouter. Il faut faire la promotion de la qualité de contenu dans le journalisme. Lorsqu’on aura atteint un bon niveau et qu’on va intéresser davantage les lecteurs, on pourra espérer avoir 2000 ventes minimum.
N’oublions pas que la plupart des journalistes en Côte d’Ivoire arrivent au métier de journalisme par deux voies. Soit pour sortir du chômage, voyant le journalisme comme un métier permettant d'aller à des conférences de presse. Soit en raison de l'appartenance à un parti politique, constituant un porte-voix pour son parti politique. Or le journalisme est un métier, un sacerdoce. C'est une passion, on n’arrive pas au journalisme par dépit. On arrive au journalisme parce qu’on a envie d’informer, de sensibiliser, d’éduquer. 

Pci : Pour faire face à ce problème de mévente des journaux, certaines entreprises créent des sites internet mais ces entreprises n’arrivent pas véritablement à rentabiliser. Alors sur quelles axes doit-on orienter ses actions pour pouvoir rentabiliser un site d’informations en ligne ?

IGY : La question des médias numériques est une question vaste et nouvelle en Côte d’Ivoire. Nouvelle par rapport à certains pays qui sont déjà très avancés. Aujourd’hui aucun média dans le monde n’a encore trouvé la recette magique en terme de rentabilité sur la durée, je ne parle pas d’audience mais de « business model ». 
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est apporter une offre différente, il faut réfléchir à comment satisfaire les personnes qui sont sur internet en leur fournissant de l’information de qualité. Les journaux en ligne doivent penser « multimédias ». 
Malheureusement, la presse numérique, à quelques sites près, fait du copier-coller du contenu du journal papier et des agences de presse. Mais non. Ça ne peut pas marcher. Le web journalisme a ses règles, c’est un métier à part entière aujourd’hui. On n’écrit pas sur internet comme on écrit dans un journal. Là où on pouvait écrire 4000 ou 6000 signes, on va vous demander 1500 signes avec une photo. On va vous demander du son, de la vidéo, de créer un article multimédia, qui va permettre aux internautes de lire du texte, d’entendre du son et regarder des vidéos. Un article vivant.
Les journalistes web doivent également sortir des sentiers battus des habitudes de la presse classique. Mon constat est que de plus en plus, les sites web d’informations sont devenus des supports de communication pour des institutions, des associations, des personnalités etc. Le même mal qui est arrivé à la presse papier menace la presse en ligne.  Vous faîtes un compte rendu d’un évènement alors que sur Facebook ou sur twitter il y a eu des « direct ».  Il faut aller beaucoup plus loin en proposant un contenu qui sera adapté aux lecteurs. Il faut mettre l’accent sur le contenu parce que c’est lui qui apporte l’audience et c’est l’audience qui apporte de l’argent.

Pci : Je suis une entreprise de presse, je crée mon site web, comment gérer mes deux produits pour ne pas créer la concurrence.

IGY : Il faut que le média en ligne ait sa propre rédaction. Sa propre ligne éditoriale. Bien entendu, les deux rédactions vont s’entraider. C’est-à-dire que si j’ai un dossier pour mon journal papier, le site internet peut l’annoncer. De même que le journal papier peut servir d’espace de publicité pour la rédaction en ligne. Là où on va fournir une interview de 4 pages pour le journal papier, on peut avoir une minute de vidéo avec à la fin de la vidéo une inscription qui dit : « L’intégralité de l’interview à lire demain dans le journal ». Il ne devrait donc pas avoir de concurrence mais plutôt de la complémentarité entre les deux types de médias sachant que chaque rédaction est indépendante.

Pci : Quel est le rôle des réseaux sociaux dans le fonctionnement d’un site web ou d’un journal papier

IGY : Il faut savoir que les réseaux sociaux sont des promoteurs de contenu. Lorsque vous publiez un article et que vous voulez attirer des lecteurs, Facebook, Twitter, LinkedIn … peuvent vous aider à avoir une plus grande audience. 

Pci : Les réseaux sociaux ne sont donc pas à négliger dans le fonctionnement d’un site internet ?

IGY : Les journaux dans leur approche marketing, doivent utiliser les réseaux sociaux. Par exemple si moi j’étais un journal, tous les matins, je publierais ma Une sur les réseaux sociaux. Je ferais en sorte que les gros dossiers soient mis en avant pour que les gens aillent acheter le journal. En même temps, s’il n’ y a pas du contenu, ça ne pourra pas marcher. Nous sommes donc dans un système qui est entrelacé. L’un ne va pas sans l’autre mais le contenu est au cœur du dispositif. Le contenu est roi, le contenu permet de faire un retour sur investissement.
 

Pci : Êtes-vous du même avis avec ces personnes qui pensent que la presse papier est en train de mourir.
 

IGY : La presse papier est à l’agonie mais elle ne mourra pas. En tous cas, pas dans les 50 années à venir parce ce qu’on n’a pas la même aisance quand on lit à la main que quand on lit à l’écran. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que je me passe d’internet et je reste dans mon journal papier ou encore je suis uniquement sur internet et je laisse mon journal papier. On est certes dans un monde qui évolue mais certaines personnes restent encore au journal papier.

Pci : Il y a toujours des personnes qui sont sceptiques quand on parle de digital, quel message pouvez-vous lancer à ces personnes
 

IGY : Un jour ou l’autre, on finit par être accroché par le digital, par le numérique. C’est comme la politique. Quand tu ne la fais pas, elle finit par te faire. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont presqu’indispensables. On ne peut pas vivre aujourd’hui sans être connecté à un réseau social ou avoir une adresse mail, parce que c’est entré dans les usages. Par contre ce que je demande à ceux qui vont me lire, c’est de les utiliser avec prudence. Je reste convaincu qu’au niveau du ministère de l’Economie Numérique et de la Poste, que du ministère de la Communication et des Médias, il doit avoir une campagne de sensibilisation et d’éducation à l’usage des nouveaux médias. Quand on regarde les dérives qu’il y a sur internet, cela peut faire peur à des personnes. Mais les dérives, les mensonges, la rumeur  ne sont pas nés avec internet, cela a toujours existé. C’est vrai que le numérique a démultiplié l’effet à une échelle internationale. C’est pourquoi il faut faire une grosse sensibilisation, une éducation à l’usage des nouveaux médias depuis l’école primaire jusqu’au troisième âge. 

 

Interview réalisée par Gaël ZOZORO

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